Au château de Bagatelle, la vie n'est jamais sans surprise.
Le règne du roi Lofteur est une grande récréation. Tout ce qu'il décide, tout
ce qu'il dirige naît d'idées fabuleuses et farfelues. Et ses sujets ne se
lassent jamais des histoires rocambolesques qui se racontent dans le château.
L'année dernière, le roi Lofteur avait
décidé qu'il ne mangerait plus rien tant qu'on ne lui aurait pas rapporté du
sable sucré, de la couleur d'un charbon de bois. Le royaume entier était très
embarrassé devant cette étrange énigme. Cependant, les cuisinières essayèrent
d'y répondre en échafaudant des recettes à base de sable et de sucre, de sucre
et de charbon. Mais le roi Lofteur refusait catégoriquement ce qu'elles lui
présentaient, prétextant que c'était immangeable.
Hélas, plusieurs jours suivirent et le roi s'obstinait à ne
rien avaler. L'entêtement du roi Lofteur était légendaire, et chacun savait
qu'il était capable de se laisser mourir si son souhait n'était pas exaucé. La
peur envahit tous les coeurs. Mais celui qui souffrait le plus, c'était celui
de Haidee, la petite princesse. Elle tentait vainement de raisonner son père,
mais rien n'y faisait.
Désespérée, Haidee décida d'aller consulter Nesecan, le
fantôme des cheminées. Il avait la réputation de connaître beaucoup de secrets,
mais on disait aussi qu'il était très difficile à trouver. Mais c'était sans
compter l'obstination de la petite princesse, digne fille de son père. Elle
entreprit alors de visiter chacune des innombrables pièces du château jusqu'à
ce qu'elle sache où trouver ce curieux sable brun.
Sans l'ombre d'une hésitation, sans l'ombre d'un
découragement, Haidee poussait les portes les unes après les autres. Mais
aucune des cheminées qu'elle examinait n'abritait Nesecan. N'importe quelle
petite fille aurait abandonné. Et il est vrai que la princesse sentait la
fatigue et le désespoir l'envahir. Elle avait à peine visité les deux premiers
étages, et il lui en restait au moins trois, sans compter les nombreuses
dépendances dans le parc du château. Nesecan pouvait être n'importe où !
Néanmoins, la petite princesse ne se
laissa pas abattre et poursuivit sa quête.
Haidee se faufila dans la salle de
couture. Mais au lieu de s'avancer jusqu'à la cheminée, la petite princesse
s'arrêta devant un miroir. Elle n'en avait jamais vu de semblable. En effet,
aucune image ne s'y reflétait, le visage même de Haidee restait invisible.
Seulement, à la surface du miroir, elle pouvait apercevoir un petit paon rose
qui battait des ailes. La petite princesse scruta la pièce mais ne vit aucun
oiseau. Le petit paon était prisonnier derrière le miroir. Haidee aurait
volontiers cherché à l'en sortir, mais son temps était compté. Elle abandonna
le petit paon en se promettant de revenir, et reprit son chemin.
Elle s'introduisit ensuite dans le débarras du jardinier. La
cheminée était vide, mais le regard d'Haidee fut attiré par deux jolies malles
posées l'une sur l'autre, au pied de la fenêtre. La petite princesse s'assura
de ne pas être surveillée, et ouvrit délicatement la plus petite. Elle
découvrit un petit fagot de bois qui protégeait une minuscule flamme dans son
milieu. Mais un bruit venu de nulle part fit sursauter Haidee, elle s'échappa
rapidement pour continuer à explorer le château.
La nuit commençait à tomber, et la petite princesse pensait
avoir visité le château dans ses moindres recoins. La déception lui fit monter
les larmes aux yeux, lorsque soudain elle vit apparaître comme par magie devant
elle une magnifique porte en bois. Avec une légère méfiance, Haidee l'ouvrit et
tomba nez à nez avec Nesecan. Le fantôme flottait patiemment dans le vide.
Émerveillée, la petite princesse voulut expliquer sa venue, mais d'un coup sec
de la main, Nesecan l'interrompit :
- Je t'attendais, Haidee. Je comprends qu'il faille céder au
caprice de ton père, et je vais t'aider. Tu trouveras le sable sucré sur la
plaine des Moulins. Un des moulins produit ce précieux ingrédient. Alors, si tu
n'as pas peur du noir, à toi de le trouver !
Et sur cette dernière recommandation, Nesecan disparut dans
un tapis de cendre. Haidee prit le temps de réfléchir. Elle savait que les
paroles de Nesecan était à prendre très au sérieux, même le plus futile détail.
La petite princesse ne pouvait entreprendre l'aventure sans trouver une solide
source de lumière. Ni une ni deux, elle s'élança vers le débarras du jardinier,
rouvrit la malle, et se saisit doucement du fagot enflammé.
Sa main ne ressentait aucune brûlure.
Comment allait-elle maintenant atteindre la
plaine des Moulins ? Elle n'y arriverait jamais à temps puisqu'elle était à au
moins trois jours de marche. Ni une ni deux, Haidee se précipita dans la salle
de couture et se retrouva à nouveau devant l'étrange miroir. Sans hésiter, elle
y plongea la main et attrapa délicatement le petit paon. En le sortant du
miroir, l'oiseau grandit si bien que la petite princesse pouvait montait sur
son dos. Haidee était fin prête pour s'envoler.
Le paon la conduisit vers la plaine des Moulins et l'y
déposa. Sans attendre, Haidee entreprit de visiter chaque moulin les uns après
les autres. Il y faisait très sombre, et la petite princesse appréciait la
petite flamme infatigable de son fagot. Elle pénétra un moulin et,
immédiatement, sut qu'elle était tombée juste. L'odeur qui imprégnait la pièce
était différente de celles qu'elle avait auparavant senties. La petite
princesse transperça un gros sac, et son regard s'extasia devant le sable brun
qui s'écoulait à ses pieds. Elle le goûta du bout de la langue et reconnut
aussitôt la douceur du sucre.
Elle s'empressa de remonter sur le paon pour rentrer
victorieusement au château.
Depuis ce jour où le roi Lofteur savoura cet inestimable
arôme, il décréta que tous ses sujets devaient le mélanger à du lait et en
boire un verre tous les matins. Il
l'appela le chocolat.